CHAPITRE VII

Tandis qu’Olga comparaissait devant le Grand Martien, Harold accomplissait un exploit qui eût émerveillé l’humanité tout entière si on le lui avait fait connaître. Et des événements fantastiques n’allaient pas tarder à se produire.

 

Olga aurait fini par sombrer dans le désespoir si parmi ses compagnons d’infortune il n’y avait pas eu le professeur Robert Griff et le général américain Constable. Ce dernier, ancien chef d’état-major, était lui aussi un vieil homme. Il avait été enlevé par une soucoupe, dans sa propriété de l’Illinois, le même jour qu’Olga.

Ces deux hommes, malgré le caractère dramatique de la condition dans laquelle ils vivaient tous, gardaient un moral étonnant, et savaient à tout moment réconforter leurs malheureux compagnons par leurs propos fermes et sereins, leurs récits intarissables, voire même les plaisanteries qu’il leur arrivait de lancer quand l’atmosphère était trop lourde.

Soixante-deux créatures humaines – douze femmes et quarante-huit hommes – étaient réparties dans dix salles d’une des immenses bâtisses métalliques de Mars où l’atmosphère terrestre avait été reconstituée. Les prisonniers savaient qu’ils se trouvaient dans une aile d’un vaste institut de recherches scientifiques. Ils ne jouissaient d’aucun confort. Ils couchaient à même le sol. Ils n’avaient aucun moyen de distraction autre que celui qu’ils tiraient de leurs propres conversations. Ils ne souffraient heureusement pas du froid, car il régnait dans leurs salles une température agréable. Ils étaient jour et nuit éclairés par la même lumière orangée qui irritait les yeux mais à laquelle ils avaient fini par s’habituer. Toutes les dix heures on leur apportait pour leur alimentation un brouet épais dont ils savaient qu’il était préparé spécialement pour eux – car la nourriture des Martiens n’aurait pu leur convenir – et qui avait une infecte odeur d’acétylène, mais qu’ils assimilaient néanmoins sans être incommodés.

Olga et ceux qui avaient été faits prisonniers en même temps qu’elle, avaient eu la surprise de constater, en arrivant dans les « cantonnements » qu’on leur avait assignés – c’était l’expression du général Constable – qu’il y avait déjà des créatures humaines sur Mars. Six malheureux se morfondaient en effet depuis plusieurs années chez les Martiens, et trois d’entre eux étaient à demi fous. Ils avaient été enlevés à l’époque où les « radis verts » faisaient sur terre des incursions clandestines. Ils avaient été quinze au début, mais les autres étaient morts de chagrin ou s’étaient suicidés. Ceux qui restaient reprirent un peu goût à la vie en voyant ce flot de nouveaux venus.

Les soixante prisonniers étaient gardés par une dizaine de Martiens qui se tenaient dans leurs « cantonnements » en portant constamment un scaphandre. Ils parlaient l’anglais ou le russe, mais ils n’étaient pas bavards. Ils ne répondaient jamais aux questions qu’on leur posait. Ils ne se déridaient jamais. Il leur arrivait de rester pendant des heures aussi immobiles qu’un caillou. Olga continuait à les trouver horribles, mais s’habituait peu à peu à leur présence. Car la nature humaine est ainsi faite qu’elle finit par s’accoutumer à tout.

Dès le second jour, Olga devina une des raisons pour lesquelles on les avait enlevés. Car on ne les laissa pas sans rien faire. Chaque matin, on venait les prendre, et, après leur avoir fait revêtir un scaphandre protecteur, on les emmenait à travers cette ville – où il n’y avait ni autos ni véhicules d’aucune sorte – par un série de plans inclinés et de trottoirs roulants, jusqu’à un énorme édifice tout pareil aux autres. Là, on les dirigeait chacun vers une salle. Dans chaque salle, cinquante Martiens, indiscernables les uns des autres tant ils se ressemblaient entre eux, étaient alignés, debout, sur cinq rangs.

La première fois, Olga crut qu’il s’agissait d’une sorte de tribunal où on allait la juger pour elle ne savait quels crimes. Et elle eut très peur.

Mais un Martien surgit par une porte latérale, et en trois petits bonds il fut auprès d’elle. Il tenait à la main un livre qui était un livre russe. Il lui dit, en russe, de le prendre et de le lire tout haut. Elle obéit, sans très bien comprendre tout d’abord à quoi rimait ce manège. Le livre était un roman assez banal. Elle se mit à lire, après s’être assise sur un escabeau qui lui était destiné. Les Martiens eux-mêmes ne s’asseyaient jamais. Mais ils avaient compris que les êtres humains se fatiguaient si on les laissait debout trop longtemps.

Elle lut trois pages, d’une voix de plus en plus assurée. Les cinquante Martiens qui étaient devant elle, l’écoutaient, parfaitement impassibles. Celui qui lui avait adressé la parole et qui se tenait auprès d’elle l’interrompit, et lui demanda de préciser le sens d’un mot.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-elle.

— Cela ne vous regarde pas. Obéissez.

Elle obéit, mais elle donna du mot une définition fantaisiste.

Le Martien lui dit :

— Ce n’est pas cela. Recommencez. Et ne vous avisez pas à nouveau de nous tromper sciemment. Il vous en coûterait cher.

Elle eut peur, et donna la définition exacte.

Pendant sept heures d’affilée, elle se livra à cet étrange exercice, plus ou moins fréquemment interrompue par le Martien qui lui demandait des éclaircissements sur un mot ou une phrase. Alors elle finit par comprendre qu’elle était en train de donner une leçon de russe – tout au moins une leçon de diction – à ces effrayantes créatures. Cela confirmait la volonté qu’avaient les Martiens de poursuivre leurs tentatives contre la Terre. C’était de cette façon-là qu’un certain nombre d’entre eux s’étaient déjà assimilé des langues terrestres et avaient pu se faire une idée précise de la civilisation humaine. Ainsi donc, elle contribuait à former de nouveaux cadres de Martiens destinés à diriger les cohortes des envahisseurs et à poursuivre l’anéantissement ou la colonisation de l’espèce humaine !

Elle songea à désobéir, à refuser purement et simplement de faire ce travail. Mais à quoi cela servirait-il ? Ils la tueraient. Or elle avait gardé au fond du cœur l’espoir d’être un jour délivrée par les hommes.

Lorsqu’ils furent rentrés à leurs cantonnements, Robert Griff s’approcha d’elle et lui dit en souriant :

— Ainsi donc, ma chère Olga, nous voici promus au rang de professeurs pour Martiens. Je n’aurais jamais imaginé que je pusse avoir un jour un métier pareil. J’ai essayé de faire croire à ces végétaux ambulants que le mot « croiseur-cuirassé » désignait quelque chose comme un moulin à café. Mais ils m’ont vite remis au pas, et j’ai jugé vain de me révolter. Ils sont très forts. Nous n’avons rien de mieux à faire que d’attendre et d’espérer.

Espérer ! Ce mot, hélas, semblait vide de sens à la plupart d’entre eux, et il y eut trois suicides au cours des premiers jours.

Pendant leur trajet quotidien, Olga pouvait commencer à se faire une faible idée de la civilisation martienne. Elle passait devant d’énormes usines où elle voyait des milliers de Martiens alignés devant des tables et faisant tous le même geste en même temps, ou devant des réfectoires dans lesquels ils puisaient dans de grandes bassines, au moyen d’un tube flexible, leur repas de la journée, composé d’un brouet qui ressemblait beaucoup à celui que recevaient les prisonniers eux-mêmes. Un jour elle aperçut même un dortoir où des milliers de Martiens, pressés les uns contre les autres comme des sardines dans une boîte, dormaient pendus par les pieds.

Tous ces spectacles d’une monotonie effarante lui faisaient horreur. Mais elle ne mesurait que trop bien le degré de puissance où ces créatures étaient parvenues avec de telles méthodes.

Bientôt elle eut un autre sujet de crainte. Les Martiens ne se contentèrent pas de les transformer en « professeurs » d’anglais ou de russe. Ils s’étaient mis à les sélectionner, afin de déterminer quels étaient ceux qui étaient les plus intelligents et les plus cultivés. Bientôt, les prisonniers qui furent ainsi repérés comme susceptibles de donner aux Martiens de précieux renseignements complémentaires sur la civilisation terrestre et sur ses moyens de défense se virent appelés à comparaître un à un devant le Grand Martien, le chef suprême de la planète, qui voulait lui-même les interroger. Chaque jour donc l’un d’eux fut emmené vers une destination inconnue.

Le premier fut le savant atomique Robert Griff. Quand il revint de cette entrevue, malgré tout son grand courage, il semblait brisé. Il se borna à murmurer : « Ne dites rien d’essentiel si vous savez quelque chose dont ils puissent se servir. Serrez les dents et résistez. Soyez braves ». Il chancela, tomba sur le sol comme une masse, et s’endormit aussitôt. Il était visible qu’il avait été horriblement torturé.

Olga songea avec épouvante au moment où elle devrait elle-même comparaître devant le chef tout puissant des Martiens. Elle était d’autant plus inquiète qu’elle savait, elle, des choses que ses compagnons ignoraient, et que par une sorte d’intuition elle leur avait tues, non point parce qu’elle se méfiait d’eux, mais parce qu’il valait mieux que de tels secrets ne fussent point partagés. Parmi tous ceux qui avaient été faits prisonniers, elle était la seule à avoir quelque idée des moyens de défense mis en œuvre par les Américains et les Russes, et à savoir notamment qu’ils étaient en train de tendre entre la « Petite Lune » et le sol des écrans protecteurs à la réalisation desquels elle avait elle-même collaboré. Elle n’ignorait pas qu’à Toptown et à Golgoringrad on était en voie de fabriquer des soucoupes toutes semblables à celles des Martiens, et que bon nombre des secrets scientifiques de ceux-ci avaient été percés ou étaient sur le point de l’être. Si les Martiens venaient à apprendre tout cela, ce serait très grave. Elle se demanda toute cette nuit-là si elle ne ferait pas mieux de se suicider pour être plus sûre de ne pas parler.

Elle s’en ouvrit à Robert Griff quand il s’éveilla.

— Je sais, lui dit-elle, beaucoup de choses sur ce qui se prépare sur terre contre les Martiens, et je ne veux même pas vous les dire à vous-même. Mais j’ai peur de parler si on me torture et je songe à disparaître. On vous a torturé, n’est-ce pas ?

Le vieil homme – qui avait toujours pour tout costume le pyjama avec lequel il était arrivé sur Mars – la regarda longuement, puis il lui prit les mains et lui dit :

— Vous êtes courageuse, Olga. Mais c’est précisément parce que vous êtes courageuse que vous ne devez pas songer à mourir. On m’a torturé, oui. Ce fut dur, mais moins terrible que je ne le craignais. Les Martiens, je présume, ne connaissent pas assez l’anatomie et la physiologie humaines pour pouvoir nous infliger, sans nous tuer, des tortures réellement insupportables. Je suis sûr que vous tiendrez le coup. Quand votre tour viendra, serrez les dents, et ; songez que le sort de l’humanité dépend dans une large mesure de votre silence.

Elle décida donc de vivre et d’être forte.

Elle eut toutefois un coup au cœur quand elle fut à son tour convoquée. Le professeur Griff et le général Constable – qui lui aussi s’était montré très courageux dans cette même épreuve – étaient en train de jouer un petit sketch de leur composition pour divertir leurs compagnons. Olga revêtit un scaphandre sans dire un mot. On l’emmena sur le toit de l’immeuble où on lui fit prendre place dans une soucoupe volante qui partit aussitôt. Par le hublot, elle put contempler la ville énorme qui semblait s’étendre de toutes parts sur des centaines de kilomètres, coupée çà et là de larges canaux d’un jaune orangé. Ils croisèrent une formation de soixante soucoupes volantes qui évoluaient dans un ordre impeccable. Partout, des myriades de Martiens sillonnaient individuellement l’espace. Et Olga fut saisie du même effroi que le jour de son arrivée.

Le palais du Grand Martien était tout semblable aux autres édifices, mais beaucoup plus vaste. Lorsqu’elle y eut pénétré, elle devait aller de surprise en surprise, et la plus effrayante fut celle qu’elle eût lorsqu’elle fut mise en présence du Grand Martien. Elle savait déjà que les habitants de cette planète étaient en quelque sorte des végétaux mobiles, détachés de souches-mères qui les produisait en série comme on produit des fruits en espalier. Mais elle en eut la preuve tangible en voyant le Grand Martien. Il était tout semblable aux autres, mais d’une taille gigantesque – plus de quatre mètres de haut – et il était enraciné dans l’immense salle aux murs nus où il siégeait, puisant directement sa nourriture dans un humus étalé au pied du tronc qui lui servait de jambes. Ses yeux couleur d’émeraude, larges comme des assiettes, avaient un éclat insoutenable.

Olga fut sur le point de défaillir. Mais elle se ressaisit. Le Grand Martien l’interrogeait déjà, en russe, d’une voix dure et métallique.

— Que fabriquait-on dans l’usine où on vous a enlevée ?

— Des machines agricoles, répondit-elle.

Cette réponse, elle l’avait préparée depuis longtemps, et elle avait passé à ceux des prisonniers qui venaient comme elle de la station K2 la consigne de répondre la même chose.

— Qu’y faisiez-vous personnellement ?

— Rien. J’étais la femme du directeur, absent à ce moment-là. Je m’occupais d’œuvres sociales.

— Vous avez une formation scientifique ?

— Non. Je n’ai qu’une formation littéraire. C’est mon mari qui a une formation scientifique.

— Saviez-vous, lorsque vous avez été enlevée, que des vaisseaux interplanétaires martiens étaient déjà venus sur terre ?

— Non. Je l’ignorais absolument.

— N’êtes-vous jamais allée à Golgoringrad ?

— Jamais. (Elle ne mentait point).

— N’êtes-vous pas parente, de la grande spécialiste des sciences nucléaires, Vera Kerounine, dont vous portez aussi le nom ?

— Je connais ce nom-là, que j’ai lu dans les journaux. Mais je ne suis pas sa parente. C’est un nom assez répandu en Russie.

— Dites-vous bien toute la vérité ?

— Je dis toute la vérité.

— Nous allons voir, fit le Grand Martien. Ce qui suivit fut atroce.

*

* *

Tandis que se déroulait cette scène terrible pour Olga, un événement fantastique avait lieu sur la Terre.

Harold Perkins était en train de réaliser le premier point du programme qu’il s’était fixé.

Maintenant régnait sur la terre entière une activité intense. Plus question de fêtes et de réjouissances. Toutes les énergies étaient tendues. De toutes parts on construisait des abris souterrains, des villes souterraines, des usines souterraines. Les femmes, les enfants ont été évacués des grandes villes. La vie normale est partout suspendue.

Avec une résolution farouche, Harold se fait l’animateur des savants, des techniciens, des industriels de tous ordres. Il est partout à la fois.

À six heures du matin, il saute dans un avion, et dit au pilote de l’emmener à Pittsburgh. Pendant le trajet, il dicte à son secrétaire des notes, du courrier, des formules, il élabore des projets, il met sur pied de nouvelles organisations. Une demi-heure plus tard, il débarque dans la capitale de l’acier, file en auto à toute allure à l’usine où l’on fabrique les carcasses de soucoupes. Là, il voit les ingénieurs, se fait mettre au courant de ce qui a été fait depuis son dernier passage, qui remonte généralement à la veille, inspecte les ateliers, encourage les ouvriers, communique sa flamme à tout le monde.

Après quoi il reprend l’avion, tombe inopinément, à cinq cents kilomètres de là, dans l’usine où l’on fabrique les sphères martienne. « Il faut, dit-il aux responsables, que la production soit doublée dans huit jours, triplée dans quinze, quadruplée dans un mois… Nous n’avons pas le droit de faire attendre les volontaires qui se présentent en masse, et qui nous demandent des armes pour lutter contre les Martiens ».

L’avion l’emporte de nouveau. Dans l’usine où l’on commence à sortir les lentilles martiennes, il tient le même langage. Il critique, il félicite, il exhorte, il encourage, et après son départ, chacun se remet au travail avec une ardeur accrue.

Tout le jour c’est ainsi. Il saute d’un avion dans une auto, d’une auto dans une usine, et il recommence inlassablement. Il mange sans y penser, et sans cesser de travailler. Au début de l’après-midi, on le voit à l’école de vol individuel et de pilotage théorique qu’il a fondée près de Toptown. C’est sans doute son meilleur moment de la journée. Dès le début de mars, il a la joie de voir un millier de volontaires évoluer dans le ciel, au-dessus de sa tête, comme des oiseaux. Il s’entretient avec les cadres qu’il a lui-même formés, et les mêmes mots reviennent dans sa bouche : « Doubler… Tripler… Décupler… » Avec lui, on ne va jamais assez vite.

Le même jour, il préside une réunion de savants à Toptown, recueille leurs dernières suggestions, en fait la synthèse, et trouve toujours quelque indication immédiatement utilisable qu’il va employer, dès le lendemain, à traduire en actes. Et le lendemain, on le voit en Europe, ou à Golgoringrad – ou dans la « Petite Lune » où il va s’entretenir avec Stanton de la possibilité d’accroître encore le réseau protecteur.

Pendant des semaines, il ne dormit pour ainsi dire jamais. Il vivait dans un état de frénésie lucide, et savait galvaniser tous ceux qu’il approchait.

Harold ne parlait presque jamais d’Olga, pas même à la sœur et au beau-frère de celle-ci, ni au professeur Kerounine, qui était venu se fixer lui aussi à Toptown. Il n’avait d’ailleurs pas une minute pour s’abandonner à une conversation amicale. Mais il ne se livrait à aucun acte, il n’avait aucune pensée qui ne fussent inspirés par Olga. Elle était constamment présente à son esprit. Il s’était juré de la retrouver – et, si elle était morte, de la venger.

Le 9 avril 1965 fut pour lui un grand jour. C’est ce jour-là que la première soucoupe volante construite sur terre fut achevée. Ni la radio ni les journaux n’en parlèrent, car une censure sévère avait été établie, non par méfiance envers les populations terrestres, mais parce qu’on redoutait que les Martiens ne fissent de nouvelles incursions pour se documenter.

Harold voulut essayer aussitôt ce puissant engin. Vera et Ralph lui donnèrent sa première leçon de pilotage. Comme il savait déjà voler dans l’air au moyen d’une petite sphère, ce fut pour lui un jeu d’enfant que de piloter une soucoupe, car le principe était le même.

Il fut décidé que dès le lendemain une grande tentative serait faite, qui consistait à atteindre la lune pour tendre un réseau protecteur entre notre planète et son satellite.

Le réseau « Petite Lune-Terre » était maintenant installé, mais il était manifestement insuffisant.

La soucoupe volante avait été amenée à Toptown le jour même des premiers essais. L’émotion étreignait tous les cœurs de ceux qui étaient présents lorsque, le lendemain matin, Harold, Vera, Ralph, John Clark et cinq techniciens des radiations y prirent place pour ce premier voyage. Bien d’autres auraient voulu les accompagner, notamment Mac Vendish et Gram. Mais il avait semblé plus prudent de ne pas faire courir un tel risque à la fois à tant de gens précieux. Car le risque était grand. Harold, Ralph et Vera savaient piloter une soucoupe dans l’atmosphère terrestre. Mais que se passerait-il quand ils seraient dans les espaces intersidéraux ? Leurs connaissances en matière de navigation interplanétaire étaient grandes, mais purement théoriques. Plusieurs conférences réunissant les plus grands spécialistes de l’astronautique avaient été réunies les jours précédents, et ils y avaient recueilli des suggestions et des avis précieux. Harold avait particulièrement étudié tous les travaux relatifs au lancement de la fusée lunaire avec passagers qui était prévu pour 1970. Mais il ne pouvait néanmoins pas avoir la certitude que tout se passerait bien.

*

* *

L’énorme masse métallique quitta le sol avec la légèreté d’une plume soulevée par le vent, et bientôt elle disparut dans le ciel.

Les navigateurs furent salués au passage, à la radio, par la « Petite Lune », et ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de l’espace à une vitesse vertigineuse. Les appareils de bord qui servaient dans une zone de cinquante à soixante kilomètres au-dessus du sol – appareils d’une grande simplicité que connaissaient bien Ralph et Vera – n’étaient plus utilisables maintenant, et il fallait recourir à d’autres appareils martiens beaucoup plus complexes et beaucoup moins familiers aux passagers. Harold, assisté de Vera, manœuvrait les aiguilles sur la sphère de la salle de pilotage qui était synchronisée avec la grosse sphère motrice du centre de la soucoupe. Ralph se tenait près des instruments de navigation utilisés dans les espaces intersidéraux et leur donnait des indications. Ils savaient qu’ils pouvaient pratiquement atteindre une vitesse comparable à celle de la lumière, mais ils se tenaient très en deçà.

La Terre diminuait au-dessous d’eux, tandis qu’au-dessus d’eux, dans un ciel d’un noir profond où brillaient des myriades d’étoiles, la lune grossissait démesurément. Moins d’une heure après leur départ, et bien qu’ils n’eussent que très modérément poussé la vitesse, ils arrivaient dans sa zone d’attraction. Ils n’avaient commis que quelques légères erreurs de calcul, vite rectifiées. Leur crainte de se perdre irrémédiablement dans l’espace avait disparu. Et ils n’éprouvaient aucune inquiétude pour l’atterrissage dès l’instant où ils seraient assez près de la lune, ils pourraient naviguer aussi aisément que sur Terre et choisir s’ils le voulaient un point d’atterrissage absolument précis. Ce point avait été fixé d’avance : le grand cratère de Tycho-Brahé, qui semblait offrir des commodités pour les installations qu’ils projetaient.

Quelques minutes plus tard, ils se posaient au milieu d’une immense plaine sans le moindre incident. En proie à la plus grande exaltation, ils se donnèrent l’accolade, poussèrent des exclamations joyeuses. Puis ils revêtirent leurs scaphandres et pour la première fois des pieds humains foulèrent le sol de notre vieux satellite.

Tout, autour d’eux, était bien tel qu’ils l’avaient imaginé : pas d’atmosphère, pas trace de végétation, des pics glacés, d’énormes amas de glace, un paysage lugubre et grandiose, sous le ciel toujours noir et plein d’étoiles. La Terre, au-dessus d’eux, leur faisait l’effet d’une lune énorme, sur laquelle ils lisaient le tracé des continents.

Mais ils ne s’attardèrent pas à contempler le paysage. Ils débarquèrent en hâte le matériel provisoire qu’ils avaient amené tubes d’oxygène, sphères martiennes calorifiques, éléments métalliques permettant de construire un petit baraquement où l’atmosphère et la température terrestres pourraient être reconstituées, vivres de toutes sortes, appareils. Bien que tous les objets leur semblassent d’une légèreté extraordinaire, ils mirent plus de temps pour effectuer ce déchargement qu’ils n’en avaient mis pour faire le trajet.

Puis ils repartirent, laissant sur place les cinq courageux techniciens qui les avaient accompagnés et qui devaient commencer à installer la station prévue.

Le voyage de retour fut sans histoire.

Quand Harold apparut dans le hublot qu’il venait d’ouvrir, il fut salué par une formidable ovation.

Mais cet exploit resta ignoré du public. Le secret devait être impérieusement gardé.

*

* *

Dans les jours qui suivirent, une navette s’institua entre la terre et la lune. Deux, puis trois soucoupes volantes transportèrent jusqu’au vaste cratère lunaire le matériel nécessaire à l’édification de la station. Orlanoff, l’ancien chef de la « Lune Rouge » avait revendiqué l’honneur de la diriger, et comme il était parfaitement qualifié pour une telle tâche, cet honneur lui fut accordé.

— Ah ! s’écria-t-il lorsqu’il prit pied pour la première fois, en compagnie de Harold, au milieu du vaste cratère où déjà se dressaient plusieurs baraquements, je vais être un peu plus au large ici que dans ma vieille « Lune Rouge », et j’espère que ce brave Stanton ne sera pas jaloux de moi. Mais quel dommage qu’il n’y ait pas de rivière pour pêcher la truite et de bois pour chasser le sanglier !

Les travaux furent poursuivis avec une hâte fébrile.

Depuis leur dernière incursion, les Martiens ne s’étaient manifestés en aucune façon.

Gram et Harold répétaient aux gouvernants, chaque fois qu’ils les voyaient :

— Notre réseau n’apporte pas à notre planète une sécurité absolue. Il consiste en une série d’écrans entre lesquels les soucoupes martiennes pourraient très bien se faufiler si elles en connaissaient les emplacements exacts. Mais comme elles les ignorent, elles navigueront un peu comme un aveugle dans un labyrinthe, et beaucoup d’entre elles tomberont dans nos mailles ou feront demi-tour quand elles auront compris le danger.

Le 12 mai, les quelques rares représentants de l’espèce humaine qui étaient au courant de ces travaux furent avisés que le réseau protecteur Terre-Lune était en place.

Il était temps.

*

* *

Il était même grand temps, car le 14 mai les Martiens se livrèrent contre la Terre à une attaque massive que le Grand Martien et ses collaborateurs directs avaient soigneusement préparée.

Il était neuf heures du soir à Toptown. Harold, qui pour la première fois, depuis des mois, s’était accordé une après-midi de détente et était allé faire, en compagnie de Mac Vendish, de Vera et de Ralph, une promenade en auto dans la campagne environnante qu’embaumaient les premières fleurs du printemps, était rentré dans son bureau avec ses amis. Il semblait songeur. Il pensait à Olga. Les autres bavardaient dans un coin, respectant sa rêverie. John Clark vint se joindre à eux. Il boitait plus que d’habitude. Il avait fourni un gros effort lui aussi, en pilotant une soucoupe volante entre la terre et la lune. Vera maintenant commençait à bien parler l’anglais, et se mêlait à la conversation générale. Elle venait de dire qu’elle avait le pressentiment que quelque chose allait se passer bientôt lorsque l’écran du visophone s’alluma. Un télégraphiste apparut et dit :

— Je vous passe Orlanoff pour une communication d’extrême urgence.

Tous pâlirent légèrement.

Ils n’étaient pas encore reliés à la lune par visophone, ce qui eût exigé des installations trop compliquées pour le moment, et l’écran s’éteignit, mais ils entendirent la voix d’Orlanoff qu’ils connaissaient bien.

— Ici Orlanoff, à M1 Lune.

Harold tourna un bouton et dit :

— Ici Harold Perkins et Mac Vendish. Parlez.

— Une attaque m’a l’air de se préparer, fit Orlanoff d’une voix calme. Mes super-radars viennent d’enregistrer deux vagues de vingt-quatre soucoupes chacune. Elles semblent vouloir négliger la lune. Elles se dirigent vers la Terre selon un angle tel qu’elles ne se heurteront à l’écran protecteur que quand elles seront à proximité de celle-ci.

Mac Vendish se leva et rugit, en s’adressant à John Clark :

— Déclenchez immédiatement tous les dispositifs d’alerte.

John Clark se précipita vers la porte et disparut. Cinq minutes plus tard, tous ceux qui, sur toute la surface du globe, étaient à l’écoute d’un poste de radio ou de télévision étaient alertés, et s’ils avaient reçu une consigne particulière, savaient ce qu’ils avaient à faire.

Instantanément les grandes villes se vidèrent de tous les hommes qui s’y trouvaient encore, à l’exception de ceux qui devaient y rester pour des motifs précis et impérieux.

Partout des plans d’évacuation rapide avaient été établis depuis un mois, et des exercices d’alerte avaient eu lieu pour s’assurer de leur efficacité. Tout le monde connaissait les consignes générales, dont la principale était que l’on devait à tout prix empêcher les Martiens de prendre pied et d’installer des bases sur le sol terrestre.

Partout les militaires, quelle que fût leur arme, avaient des consignes plus particulières sur la façon dont ils devaient agir, et avaient été touchés les premiers par le signal d’alarme. Les formations chargées du lancement des engins téléguidés – qui ne risquaient pas d’être interceptés par les écrans, car ils étaient mus par l’énergie atomique et non par la martialite, étaient massées aux abords des grands centres urbains. On doutait qu’elles pussent être d’une grande efficacité contre les soucoupes dont la vitesse pouvait dépasser celle de ces engins, mais elles avaient mission de tirer si des disques volants ennemis étaient signalés dans leur voisinage. On avait laissé entendre qu’il pourrait arriver que des aéronefs tombassent « accidentellement » et fussent hors d’état de reprendre leur vol. La consigne dans ce cas était de tout mettre en œuvre pour s’emparer de Martiens vivants. Certains chefs avaient été secrètement prévenus qu’en pareille occurrence on pouvait s’approcher sans crainte des vaisseaux martiens, car leurs armes ne fonctionneraient plus. L’aviation avait un pur rôle d’observation et ne devait intervenir offensivement que si les agresseurs tentaient d’établir des bases au sol.

— Ne quittez pas l’écoute, disait Orlanoff. Restez en contact permanent avec moi. On me signale deux nouvelles vagues de douze soucoupes chacune.

Dans le bureau de Harold, l’atmosphère était comme électrisée. Vera murmura :

— Pourvu que nos écrans fonctionnent !

Ralph lui serra le bras :

— Ils fonctionneront.

Mac Vendish quitta la pièce précipitamment, pour aller donner des ordres. Eggers, le chef de l’état-major, y entra, pour signaler que de tous côtés les dispositifs étaient mis en place sans incident. Puis il disparut précipitamment. Gram fit lui aussi une apparition. Dans ce drame, les savants n’avaient rien d’autre à faire que de continuer leur tâche habituelle. John Clark revint en courant :

— La « Petite Lune », cria-t-il, signale une première vague de vingt-quatre soucoupes. Elles approchent de la Terre. Stanton estime, d’après ses calculs, qu’elles se dirigent vers le nord du continent européen.

Sur quoi John Clark retourna dans son service. Mac Vendish revint.

— Dans toutes les villes américaines, dit-il, l’évacuation prévue s’effectue en bon ordre. Le président Blend et Golgorine viennent de lancer à la radio un appel au calme et au sang-froid, après avoir annoncé que tous les dispositifs de défense étaient en place.

Orlanoff répétait de sa voix calme :

— Rien de plus pour le moment. Attendez… On me signale une nouvelle vague de vingt-quatre soucoupes. Elles passent plus loin de la lune que les précédentes.

— C’est bien une attaque en règle, fit Mac Vendish d’une voix un peu nerveuse.

Et il dit lui aussi :

— Pourvu que nos écrans tiennent !

John Clark réapparut. :

— Stanton signale de la « Petite Lune » le passage de la seconde vague.

Harold frémissait d’impatience. L’inactivité lui pesait. On vint lui dire que neuf volontaires, pilotes de soucoupes, attendaient ses ordres pour décoller avec les neuf disques volants qui étaient à Toptown, afin de prendre en chasse les agresseurs. Les équipes étaient prêtes.

Harold sortit dans le couloir pour leur parler, et cela lui détendit les nerfs.

— Il est encore trop tôt, leur dit-il. Mais vous savez comme moi que c’est une opération extrêmement dangereuse, car nous risquons de nous jeter dans nos propres écrans et de retomber au sol.

— Nous connaissons parfaitement la position des écrans, dit un des volontaires.

— Oui… Mais à la vitesse où nous irons… De toutes façons je vous félicite. J’ai l’intention de prendre l’air moi-même avec une soucoupe si la situation l’exige. Restez en état d’alerte. Je vous préviendrai en temps voulu.

Il entra dans son bureau. Ce fut pour entendre la voix d’Orlanoff qui disait :

— Les vagues de soucoupes que je vous ai signalées jusqu’à maintenant ne semblent guère avoir été qu’une avant-garde. Sur nos écrans de radar, il y a maintenant un véritable fourmillement de soucoupes. Nous ne pouvons pas les compter. Il y en a plusieurs centaines. J’espère que nos écrans vont bien se comporter.

Vera ne put retenir une exclamation d’effroi. Harold lui-même pâlit. L’ampleur de l’attaque dépassait toutes leurs prévisions. Le chef d’état-major Eggers était atterré. Il n’avait jamais caché qu’il ne croyait pas beaucoup à l’efficacité des écrans protecteurs. Mais c’était un militaire d’ancien style, qui n’était rompu qu’aux méthodes de la guerre atomique, et pas à celles qu’exigeait une guerre interplanétaire.

— Nous ne pouvons pour le moment rien faire d’autre qu’attendre, dit froidement Harold.

Ils attendirent. Mais ils vivaient plus intensément qu’en aucun autre endroit du globe le drame qui secouait l’humanité tout entière, et leurs nerfs étaient à fleur de peau.

John Clark réapparut.

— La « Petite Lune », dit-il, signale la troisième vague, qui semble devoir passer plus près d’elle que les précédentes. Stanton craint que les agresseurs ne finissent pas le détecter. Mais il est très confiant. Il dispose de vingt-quatre « lézards volants », dont douze ont tendu un réseau protecteur autour de lui. Les autres sont aux abords mêmes de la « Petite Lune », et prêts à la protéger le cas échéant.

La voix d’Orlanoff, apportée par les ondes à travers les immensités de l’espace, reprit :

— Le défilé continue. À l’heure qu’il est, d’après une estimation approximative que j’ai faite moi-même, près de quatre cents soucoupes ont été enregistrées par nos radars.

Chacun se souvenait de ce que vingt-quatre soucoupes seulement avaient pu faire à Moscou en moins d’une demi-heure.

— En fait, disait Mac Vendish, nous les dominons par la qualité de nos armes, car ils n’ont rien de comparable à nos bombes H. Mais ils nous dominent par leur mobilité et leur maîtrise de l’espace. Nous sommes plus puissants qu’eux, mais ils sont insaisissables et peuvent frapper partout à la fois.

— Si nos écrans tiennent, fit Harold, et si nous avons assez de répit pour fabriquer ensuite des soucoupes, l’équilibre sera vite rétabli, même s’ils parviennent à nous porter des coups sévères. Et dès que nous serons en mesure d’aller chez eux, nous les écraserons plus facilement qu’ils ne sont susceptibles de nous écraser.

Il y eut un moment de silence tendu. Le professeur Gram revint aux nouvelles. Il avoua qu’il ne pouvait plus tenir en place dans son laboratoire. John Clark entra en coup de vent.

— Du nouveau, cria-t-il.

Il y eut un frémissement dans son auditoire.

— Stanton signale que douze soucoupes se sont immobilisées presque au voisinage immédiat de la « Petite Lune ». Il se demande si elles ne sont pas prises dans l’écran. Au point où elles sont elles ne subissent pas l’attraction terrestre. Dans ce cas elles seraient entraînées, impuissantes, dans la même orbite que la « Petite Lune ». Il envoie deux « lézards volants » armés de canons atomiques pour s’en assurer.

Cette annonce causa la plus vive sensation. On l’attendait, sans oser le dire. Et l’attente devint plus frémissante encore.

Orlanoff signala une nouvelle vague d’une centaine de soucoupes.

Puis soudain le chef des services africains qui était sous les ordres de John Clark fit irruption. Il était porteur d’un bref télégramme :

« Des soucoupes volantes ont attaqué la ville du Cap en Afrique australe. »

Vera poussa une exclamation quasi désespérée :

— Les écrans sont inopérants !

Harold dit d’un ton énervé :

— Vous savez bien, Vera, qu’il est toujours possible à une soucoupe de se glisser entre deux écrans. Mais elle ne peut pas aller loin pour peu qu’elle veuille faire de grandes randonnées au-dessus de notre sol. La partie australe de la terre est au surplus la moins protégée.

Il parlait d’une voix rapide et donnait des signes de plus en plus grands d’impatience.

Un nouveau message, à la consternation générale, vint confirmer que des soucoupes s’étaient infiltrées. Sydney, en Australie, était attaqué.

— Ils doivent tenter de prendre possession de l’Australie par la force, dit le chef d’état-major, qui se rappelait l’ultimatum martien.

Harold eut un geste agacé.

— Je ne crois pas, fit-il. Ce n’est pas leur intérêt d’agir ainsi maintenant. S’ils ont atteint l’Australie, c’est qu’elle est plus facile à atteindre, et voilà tout.

Gregoriev entra. Il était très pâle.

— Depuis le début de l’alerte, dit-il, je suis resté en liaison avec Golgoringrad… Golgoringrad même est en ce moment attaqué par quatre ou cinq soucoupes volantes. Il n’y a des dégâts que dans les superstructures. Toutes les installations souterraines tiennent. Les liaisons avec l’extérieur restent parfaites. Mais cela semble indiquer que nos écrans n’ont pas très bien fonctionné.

La consternation fit place à de l’angoisse.

— Je pars ! s’écria Harold. Je vais aller les prendre en chasse avec nos soucoupes.

*

* *

Ce fut une nuit extraordinaire à Toptown, et aussi une nuit – et une journée, car sur une moitié de la planète il faisait grand jour – extraordinaire et dramatique pour l’humanité tout entière.

Au Cap, alors que les habitants restés dans la ville achevaient de l’évacuer, on aperçut très distinctement deux soucoupes qui venaient du sud et qui approchaient à une vitesse vertigineuse. Elles entreprirent méthodiquement leur travail de destruction, allant de long en large, et laissant chaque fois au sol, au-dessous d’elles, un long sillage de feu. C’est en vain que les avions militaires du voisinage entreprirent de les combattre. Dix avions furent détruits, et les soucoupes purent continuer leur œuvre de mort.

Il en fut de même à Sydney.

À Valparaiso, où la population avait été plus lente à évacuer la ville, il y eut un grand nombre de victimes, causées par trois soucoupes volantes.

À Rio-de-Janeiro, une seule soucoupe, semble-t-il, traversa la ville, se dirigeant vers le nord. Elle y laissa une longue tramée crépitante.

Toutes ces nouvelles et d’autres du même genre – presque toutes émanant de l’hémisphère austral – affluaient maintenant à Toptown. Elles étaient centralisées dans le bureau de Mac Vendish, où une quinzaine de personnes attendaient impatiemment des messages plus rassurants. L’affolement commençait à gagner les esprits. La « Petite Lune », depuis un moment, était silencieuse et l’on craignait qu’elle n’eût été détruite. Orlanoff, qui avait été branché sur le bureau de Mac Vendish depuis le départ de Harold, venait d’annoncer l’approche d’une nouvelle vague d’une soixantaine d’aéronefs. C’était un véritable ruissellement de Martiens à travers le ciel.

Un nouveau télégramme vint mettre le comble à l’émotion. Il annonçait que depuis dix minutes des soucoupes ravageaient la Floride et venait d’attaquer la Nouvelle-Orléans. Une riposte avait été effectuée à coups d’engins téléguidés, mais semblait inopérante. En revanche, aucune chute de soucoupes n’avait été encore signalée. Parmi les gens qui étaient là, et qui enregistraient minute par minute ces effrayants événements, beaucoup commençaient à penser, mais sans oser le dire, que l’humanité était perdue.

Mac Vendish, qui avait recouvré tout son sang-froid, essayait de calmer les esprits :

— Si des astronefs sont tombés, cela a pu se produire dans des lieux isolés sans qu’on s’en aperçoive ou sans qu’on soit en mesure de pouvoir nous le signaler rapidement. En revanche, toutes les attaques spectaculaires contre des villes nous sont aussitôt signalées. N’oubliez pas qu’il suffit de quelques soucoupes pour causer de grands ravages.

Le chef d’état-major hochait la tête. Il semblait très abattu.

— Il faut voir la situation comme elle est, dit-il. Ou nos écrans ne fonctionnent pas, ou bien les Martiens connaissent leur existence et ont pu se glisser sans danger à travers les mailles.

À ce moment-là, John Clark entra dans la pièce. Il était rayonnant. Il bégayait plus que jamais :

— Un co… Un commu… Un communiqué de victoire de la « Petite Lune ».

Mac Vendish prit le papier qu’il lui tendait et le lut tout haut :

« Message de Stanton. Nos « lézards volants » ont pu s’approcher des douze soucoupes immobilisées dans le voisinage de la « Petite Lune ». Elles étaient effectivement paralysées par nos écrans et entraînées dans la même orbite que notre satellite artificiel. Elles ont toutes été détruites à coups d’obus atomiques. Nos « lézards volants » sont rentrés ici sans incident. »

Il y eut une véritable clameur de soulagement.

— Nos écrans fonctionnent ! s’écria Mac Vendish en agitant devant son nez le télégramme.

L’espoir renaissait.

Simultanément arrivèrent deux messages. L’un annonçait une traînée de feu sur Chicago. L’autre émanait d’un navire de guerre au large de l’Atlantique et disait : « Vous signalons chute d’une soucoupe volante à un mille au nord-est du point où nous sommes. La soucoupe s’est enfoncée dans l’océan en provoquant une énorme gerbe d’eau ». Le navire donnait sa position.

Mac Vendish consulta le planisphère qui était près de lui et où figurait la projection verticale des écrans sur le sol. Il la confronta avec la position donnée par le navire.

— Les écrans fonctionnent ! Les écrans fonctionnent ! répéta-t-il avec une joie frénétique. Et les Martiens ignorent leur existence. La soucoupe en question a été paralysée par l’écran 7 qui est tendu entre la station K7 installée aux Bermudes et la lune. Des tas de soucoupes ont dû tomber dans les océans sans qu’on n’en sache rien !

Comme pour confirmer ce qu’il disait, un nouveau message annonçait la chute d’un appareil martien au nord de Chicago. Il avait laissé sur la ville un sillon de flammes et était allé se jeter dans l’écran 9.

Déjà, dans les bureaux voisins, où s’accumulaient des monceaux d’informations venues des points les plus divers du globe par tous les moyens de communication existants, on commençait à faire des recoupements. Les disques volants qui avaient ravagé le Cap s’étaient ensuite dirigés vers le nord, avaient plus ou moins anéanti quelques agglomérations d’importance secondaire, puis il n’avait plus été question d’eux. Ils avaient dû se jeter dans l’écran 5 ou l’écran 6. La même chose avait dû se produire en beaucoup d’autres points attaqués.

Les messages signalaient de moins en moins d’attaques et de plus en plus de chutes de soucoupes, soit en mer, soit au sol. Le réseau qui protégeait l’Europe occidentale avait été particulièrement efficace. Pas une seule attaque n’était signalée dans cette partie de la Terre ; en revanche on y découvrit de plus en plus d’astronefs tombés et dont les occupants étaient morts.

On commençait à respirer dans le bureau de Mac Vendish, à mesure que la nuit avançait. Gregoriev entra dans la pièce. Il était, lui aussi, rayonnant.

— Deux soucoupes volantes martiennes viennent d’être abattues au-dessus de Golgoringrad par Harold et ses compagnons avec les engins que nous avons construits !

Une acclamation s’éleva à l’adresse de Harold.

La « Petite Lune » se fit entendre de nouveau. Elle disait :

« Nous vous signalons que vingt-quatre soucoupes se tiennent immobiles au-dessus de notre satellite, à une assez grande distance. Elles ne sont pas immobilisées par nos écrans, car elles sont très éloignées de la zone d’action de ceux-ci.

Elles ont donc fait halte d’elles-mêmes. Elles semblent se tenir dans l’expectative. Leurs occupants, qui doivent juger anormal de ne plus être en communication avec la plupart des vaisseaux qui les précédaient, doivent commencer à comprendre que tout ne se passe pas comme ils le désiraient. »

— C’est le commencement de la sagesse ! fit gaiement Mac Vendish.

Un quart d’heure s’écoula encore. Il était trois heures du matin. On ne signalait presque plus d’attaques, mais les messages annonçant des chutes de disques martiens se multipliaient.

La voix d’Orlanoff se fit entendre. Elle avait toujours été très calme. Mais maintenant elle vibrait d’exultation :

— La dernière vague d’une soixantaine de soucoupes qui vient d’apparaître sur nos radars s’est immobilisée un instant puis a fait demi-tour. Nous commençons à voir passer en sens inverse des appareils isolés ou par petits groupes. Les Martiens battent en retraite.

Et Orlanoff ajouta d’une voix de stentor qui retentit à travers le bureau de Mac Vendish :

— Vive la Terre ! Vive la « Petite Lune ! » Vive la Lune !

Tous ceux qui étaient là lui firent écho. C’était maintenant de l’enthousiasme. On s’embrassait. On dansait presque d’allégresse. Harold entra à ce moment-là. Il était lui aussi dans un état de grande exaltation. Il dit d’une voix hachée :

— C’est la victoire. Et j’ai maintenant la preuve que dans une lutte de soucoupes contre soucoupes, nous l’emportons. Nos canons atomiques dominent de loin leurs engins meurtriers. Nous avons filé en hâte sur Golgoringrad qui me semblait plus particulièrement menacé, en faisant des zigzags pour éviter nos écrans. Douze vaisseaux martiens attaquaient les installations russes et s’acharnaient sur elles. J’en ai abattu trois. Brodine, qui avait pris l’air lui aussi avec les cinq soucoupes de Golgoringrad, en a abattu deux. Les autres ont pris la fuite et sont allées se jeter dans nos écrans. Je crains que malheureusement un de nos appareils, emporté par son élan, ne soit lui aussi tombé sur un écran protecteur. Je voulais faire cette démonstration, malgré tous les risques qu’elle comportait. Elle est faite.

— Je crois qu’ils ne reviendront pas de sitôt, fit Mac Vendish.

— Nous n’en savons rien, reprit Harold. Ils vont chercher une autre tactique. Et comme ils ne sont pas idiots, ils en trouveront probablement une. Mais ce que je sais, c’est que dans six ou huit mois nous serons en état de leur rendre leur visite. Et ce sont eux qui alors passeront un mauvais quart d’heure.

Quand l’aube pointa sur Toptown, toutes les radios du monde diffusaient un communiqué de victoire. Partout, les hommes s’étaient comportés avec courage et avaient en bon ordre obéi aux consignes. Une ville, le Cap, était presque totalement détruite. Sydney avait beaucoup souffert. Une trentaine d’autres villes étaient endommagées. Mais cent deux astronefs martiens avaient été officiellement anéantis – sans compter ceux qui étaient tombés dans les océans ou qu’on n’avait pas encore retrouvés. Aucun Martien n’avait été pris vivant.